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Commentaire sur la décision V.M. c. Directeur de l’état civil – La triparentalité : le nouveau devoir du législateur

Oct. 2025
  • Publications
  • Droit de la famille, des personnes et succession

EYB2025REP3882

Repères, Septembre, 2025

Frédérique FORTIN* et Isabelle SARRAZIN*

Commentaire sur la décision V.M. c. Directeur de l'état civil – La triparentalité : le nouveau devoir du législateur

Indexation

FAMILLE ; FILIATION ; PROJET PARENTAL ; UTILISATION DU MATÉRIEL REPRODUCTIF D'UN TIERS ; INTERPRÉTATION DES LOIS ; INTERPRÉTATION CONTEXTUELLE ; DROITS ET LIBERTÉS ;CHARTE DES DROITS ET LIBERTÉS DE LA PERSONNE ; DROIT À LA VIE, À LA SÛRETÉ, À L'INTÉGRITÉ ET À LA LIBERTÉ DE SA PERSONNE ; DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE ; DROIT À L'ÉGALITÉ ; CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS ; GARANTIE DES DROITS ET LIBERTÉS ; VIE, LIBERTÉ ET SÉCURITÉ DE LA PERSONNE ; DROITS À L'ÉGALITÉ ; RECOURS ; RÉPARATION ; CONSTITUTIONNEL ; CONSTITUTIONNALITÉ ; SOLUTIONS EN MATIÈRE D'INCONSTITUTIONNALITÉ


TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION

I– LES FAITS ET L'ANALYSE DE LA COUR SUPÉRIEURE
A. Famille A
B. Famille B
C. Famille C
II– LES QUESTIONS EN LITIGE
A. Les dispositions du
Code civil du Québec afférentes à la filiation permettent-elles la
reconnaissance de plus de deux liens de filiation ?
B. L'atteinte aux droits et libertés
1. Les droits à la sécurité de la personne, à l'intégrité et à la liberté (art. 7 Charte
canadienne et art. 1 Charte québécoise)
2. Le droit à la sauvegarde de la dignité (art. 4 de la Charte québécoise)

3. Le droit à la vie privée (art. 5 de la Charte québécoise)
4. Le droit à l'égalité (art. 15(1) de la Charte canadienne)
a) Première étape : l'existence d'une distinction
b) Deuxième étape : la distinction nie un avantage ou impose un fardeau
C. La justification selon l'article 1 de la Charte canadienne
D. Le redressement

III– LE COMMENTAIRE DES AUTRICES ET LA CONCLUSION


Résumé

Les auteures commentent cette décision dans laquelle la Cour supérieure non seulement sur la question de la filiation de ces enfants, c'est-à-dire les liens qu'ils pourront entretenir avec leurs trois parents, mais également sur les atteintes potentielles aux droits des parents non reconnus et des enfants par le cadre juridique actuel du Québec.

INTRODUCTION

La décision V.M. c. Directeur de l'état civil[1] rendue le 25 avril 2025 par l'honorable André S. Garin, j.c.s., met en lumière une nouvelle facette du modèle familial québécois : la possibilité pour plusieurs adultes consentants de s'unir afin de former une famille et d'accueillir un enfant, créant ainsi un modèle parental tripartite.

Dans une société contemporaine et en constante évolution, les relations polyamoureuses sont de plus en plus courantes. Bien qu'aucun encadrement législatif ne soit requis pour de telles unions entre adultes, la situation devient plus complexe lorsqu'un enfant naît de ce projet commun.

I– LES FAITS ET L'ANALYSE DE LA COUR SUPÉRIEURE

Cette décision regroupe les histoires de trois familles distinctes, toutes confrontées au même obstacle législatif : un ou plusieurs membres de leur union ne sont pas reconnus comme parents de l'enfant né de leur projet familial. Afin de mieux comprendre la réalité vécue par ces individus, il importe de dresser le portrait de leur situation.

A. Famille A

La première famille est composée d'un couple marié, un homme et une femme. L'épouse part à l'étranger pour des raisons professionnelles, où elle fait la rencontre d'une autre femme. Les deux tombent amoureuses et, à son retour au Québec, l'épouse annonce sa nouvelle relation à son mari. Celui-ci l'accepte et, ensemble, les trois partenaires choisissent de former un couple, ou encore, un trouple.

Le couple marié avait déjà un enfant issu de leur union. Toutefois, la nouvelle conjointe de l'épouse caresse le rêve de devenir mère. L'époux accepte alors de contribuer en tant que donneur de force génétique. La conjointe tombe enceinte et donne naissance à un enfant, dont seul le nom de la mère figure sur l'acte de naissance, l'autre parent étant inscrit comme « non déclaré ».

Dans cette situation, bien que l'époux et l'épouse agissent tous deux comme parents de l'enfant, ils ne sont pas légalement reconnus comme tels et ne détiennent aucun droit parental à son égard. L'enfant ne compte donc qu'un seul parent reconnu sur le plan légal, alors qu'en réalité, trois adultes participent activement à ses soins, à son éducation, à son entretien et veillent à répondre à l'ensemble de ses besoins.

B. Famille B

La deuxième famille visée est composée d'un couple de femmes lesbiennes qui souhaitent toutes deux devenir mères. Elles se mettent donc à la recherche d'un donneur de matériel génétique, mais ne souhaitent pas recourir à un inconnu. Leur préférence va plutôt à un homme qui pourrait, s'il le souhaite, s'impliquer dans la vie de l'enfant. Ce désir de créer une cellule familiale élargie et
soudée complique leurs démarches, mais elles persistent, déterminées à concrétiser leur rêve.

Le couple entre finalement en contact avec un ami d'enfance du frère de l'une des conjointes, un homme célibataire qui souhaite lui aussi devenir père. Les trois parties se rencontrent, discutent de leurs aspirations, de leurs projets, et petit à petit, ce rêve de fonder une famille à trois prend forme et semble réalisable.

L'homme accepte alors de contribuer comme donneur de matériel génétique pour les deux femmes. Toutefois, seule l'une d'elles tombe enceinte et donne naissance à un enfant. Sur l'acte de naissance, deux parents sont inscrits, mais la conjointe de la mère biologique, bien qu'elle élève l'enfant au quotidien et qu'elle soit appelée « mom » par ce dernier, n'est pas reconnue comme parent au regard de la loi.

C. Famille C

Dans la troisième situation, la famille est composée de deux femmes et d'un homme. Les deux femmes, que nous appellerons M me X et M me Y, sont amies de longue date, alors que M me Y est en couple avec l'homme en question.

Quelques années après le début de leur relation, M me Y reçoit un diagnostic de leucémie. Sachant que les traitements à venir entraîneront son infertilité, elle décide de faire prélever ses ovules, et le couple fait congeler des embryons.

En parallèle, après avoir vécu un divorce, M me X confie à son amie, M me Y, son désir de devenir mère. Ensemble, les trois parties discutent de la possibilité de fonder une famille à trois.

Ce projet prend donc forme et M me X tombe enceinte, le conjoint de M me Y agissant comme donneur de matériel génétique. L'enfant issu de ce projet commun est inscrit à l'état civil avec deux mères : M me X et M me Y. Le donneur, pourtant impliqué, n'est pas reconnu comme parent.

De manière concomitante, les embryons congelés par M me Y et son conjoint sont implantés dans une mère porteuse en Saskatchewan. Celle-ci donne naissance à un enfant dont l'acte de naissance, délivré en Saskatchewan, fait mention de trois parents : M me Y, son conjoint et la mère porteuse. Des démarches sont ensuite entreprises afin de faire retirer le nom de la mère porteuse de l'acte de naissance. Au Québec, le certificat de naissance de cet enfant indique uniquement deux parents : M me Y et son conjoint.

Ainsi, bien que les deux enfants soient issus d'un même projet parental commun réunissant les trois adultes, aucun d'eux n'a légalement les mêmes parents.

II– LES QUESTIONS EN LITIGE

Ces familles se sont réunies afin de soulever deux grandes questions au tribunal, à savoir :

A.  Les dispositions du Code civil du Québec afférentes à la filiation permettent-elles la reconnaissance de plus de deux liens de filiation ?
B.  Dans la négative, une limite de deux liens de filiation porte-t-elle atteinte aux droits suivants :

1.  Au droit à la sécurité de la personne garanti par l'article 7 de la Charte canadienne et au droit à l'intégrité de la personne protégé par l'article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après « Charte québécoise ») ;
2.  Au droit à la liberté garanti part l'article
7 de la Charte canadienne et par l'article 1 de la Charte québécoise ?
3.  Au droit à la sauvegarde de la dignité protégé par l'article
4 de la Charte québécoise ?
4.  Au droit à la vie privée protégé par l'article
5 de la Charte québécoise ?
5.  Au droit à l'égalité garanti par le paragraphe
15(1) de la Charte canadienne au motif que cette limite constitue de la discrimination fondée sur :
a)  La déficience physique ;
b)  L'orientation sexuelle ;
c)  Le mode de conception ; ou
d)  Le statut familial ?

6.  Au droit à l'égalité garanti par l'article 10 de la Charte québécoise au motif que cette limite constitue de la discrimination fondée sur :
a)  Le handicap ;
b)  L'orientation sexuelle ; ou
c)  L'état civil.

Dans l'éventualité où le tribunal en vient à la conclusion que la limite de deux liens de filiation porte atteinte à un ou plusieurs droits et libertés protégés par la Charte canadienne et québécoise, deux nouvelles questions doivent être analysées, à savoir :

C.  Cette atteinte peut-elle se justifier aux termes de l'article premier de la Charte canadienne ou de l'article 9.1 de la Charte québécoise ?

D.  Dans le cas où cette atteinte n'est pas justifiée, quelle mesure de réparation constitutionnelle doit être prononcée ?

En toute fin, le tribunal devait également se pencher sur la situation de la famille A, afin de déterminer si le Directeur de l'état civil avait agi de manière déraisonnable en refusant d'inscrire le nom de l'épouse comme mère de l'enfant sur le certificat de naissance.

De nombreuses questions ont ainsi été soulevées au tribunal, chacune soumise à une analyse rigoureuse reposant sur plusieurs critères juridiques. Par souci de clarté, nous reprendrons chacune de ces questions dans l'ordre suivi par la Cour dans son analyse.

A. Les dispositions du Code civil du Québec afférentes à la filiation permettent-elles la reconnaissance de plus de deux liens de filiation ?

Afin de trancher cette question, le tribunal a procédé à une analyse exhaustive de la filiation en droit québécois, ainsi qu'à un survol historique des mesures et lois adoptées au fil des décennies pour mieux refléter la réalité des familles au Québec.

Dans le cadre de cette analyse, le tribunal formule le commentaire suivant, particulièrement pertinent puisqu'il illustre avec justesse la réalité vécue par ces familles, mais surtout, la véritable question en litige : « En d'autres termes, s'il ne fait aucun doute que, dans les faits, plus de deux personnes peuvent jouer le rôle de parent à l'égard d'un enfant, la question soulevée ici consiste à savoir si un enfant peut avoir plus de deux parents juridiques »[2] .

Face à cette question, le procureur général du Québec (ci-après « PGQ ») soutient qu'aucune loi ni norme en vigueur ne reconnaît l'existence de plus de deux liens de filiation. En conséquence, selon lui, il est impossible d'établir juridiquement plus de deux liens de filiation pour un même enfant.

Le tribunal va abonder dans le sens du PGQ, mais il demeure tout de même intéressant d'analyser les principaux arguments soulevés par les demandeurs afin de soutenir leur position.

D'abord, les demandeurs soutiennent qu'une interprétation large et libérale des dispositions du Code civil du Québec permettrait la reconnaissance de plus de deux liens de filiation. Selon eux, cette approche interprétative n'exclut pas expressément une telle possibilité.

Or, face à cet argument, le tribunal en vient à la conclusion qu'il doit « lire les dispositions du Code civil du Québec dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical du texte, d'une manière qui s'harmonise avec l'économie de la loi, son objet et l'intention du législateur »[3].

Après avoir analysé les différentes règles encadrant les trois modèles de filiation actuellement reconnus par notre Code civil, soit (1) la filiation par le sang, (2) la filiation des enfants issus de la procréation assistée, et (3) la filiation par adoption, le tribunal ne parvient pas à la conclusion qu'une interprétation large et évolutive permettrait de donner raison aux demandeurs. Au contraire, il constate que, pris dans son ensemble, le régime juridique établi par le législateur repose sur un modèle de parentalité bipartite, dans lequel seulement deux personnes peuvent être reconnues comme parents d'un enfant. Dans son analyse de nombreux articles de loi, le tribunal souligne la récurrence des termes tels que « conjoint » ou « conjointement avec une autre personne », utilisés par le législateur. Cette terminologie met clairement l'accent sur la présence d'un maximum de deux personnes, renforçant ainsi l'idée d'un modèle de parentalité biparentale et faisant en sorte de rejeter l'argument des demandeurs.

Les demandeurs soutiennent également qu'aucune disposition du Code civil du Québec ne limite explicitement la filiation à deux parents ni n'interdit expressément la reconnaissance de plus de deux liens de filiation. Selon eux, cette absence de restriction législative permettrait d'envisager la possibilité de reconnaître juridiquement une filiation triparentale.

Le tribunal reconnaît en effet qu'aucune interdiction formelle n'est codifiée à cet égard, mais conclut que cette absence d'interdiction explicite ne suffit pas, en soi, à justifier la reconnaissance de plus de deux liens de filiation selon le droit en vigueur.

En d'autres termes, bien que notre Code civil n'interdit pas expressément à un enfant d'avoir trois parents, cela ne signifie pas pour autant que cette reconnaissance est permise par la loi. Comme dernier argument, les demandeurs invoquent certaines présomptions interprétatives, notamment la conformité des lois aux droits garantis par les chartes (canadienne et québécoise), ainsi que le respect de l'intérêt de l'enfant. Ces deux arguments ne seront toutefois pas retenus par la Cour.

D'une part, pour que la présomption de conformité aux chartes puisse s'appliquer, il faut qu'il existe une ambiguïté dans le texte de loi. Or, en l'espèce, le tribunal conclut qu'aucune ambiguïté n'existe quant à la possibilité de reconnaître plus de deux liens de filiation. En fait, le droit actuel ne prévoit tout simplement pas une telle éventualité.

D'autre part, en ce qui concerne l'intérêt de l'enfant, le tribunal rappelle, à juste titre, que toutes les lois adoptées par le législateur québécois sont présumées respecter ce principe fondamental. Il cite à cet effet le juge Rochon de la Cour d'appel dans l'arrêt Droit de la famille – 11729, qui affirme ce qui suit à propos de l'élaboration des règles relatives à la filiation :

 

Il serait erroné d'y ajouter ou d'y soustraire ou encore d'en formuler de nouvelles de façon individualisée, et ce, au nom du principe cardinal [de l'intérêt de l'enfant] déjà imbriqué aux textes législatifs. [4]

 

À la lumière de cette analyse, le tribunal conclut que le Code civil du Québec ne permet pas la reconnaissance de plus de deux liens de filiation. Cela soulève alors la question suivante : cette situation porte-t-elle atteinte aux droits et libertés protégés par les chartes ?

B. L'atteinte aux droits et libertés

Le tribunal procède à une analyse de chacun des moyens invoqués par les demandeurs de façon détaillée.

1. Les droits à la sécurité de la personne, à l'intégrité et à la liberté (art. 7 Charte canadienne et art. 1 Charte québécoise)

Le tribunal arrive à la conclusion que le droit à la sécurité de la personne protégé par la Charte canadienne n'est pas violé. Les demandeurs alléguaient que la limite de deux liens de filiation leur causait un préjudice psychologique. Or, pour conclure à une atteinte au droit à la sécurité, la preuve doit démontrer que ce préjudice est causé par l'État, mais au surplus, qu'il est grave.

Dans ce cas, si l'État peut être considéré comme étant la cause du préjudice vécu par les demandeurs, ce préjudice n'est pas suffisamment grave pour constituer une atteinte à la Charte. Le tribunal reconnaît que les demandeurs peuvent ressentir du stress, de l'insécurité, de l'incertitude, mais la preuve de conséquence psychologique réelle liée à la non-reconnaissance de plus de deux liens de filiation n'a cependant pas été faite.

Le tribunal conclut de plus que le droit à la liberté n'est pas violé. Les demandeurs alléguaient que la limite de liens de filiation impose une limite au droit à la liberté en « imposant une forme d'aménagement familial », ce qui les brime dans leur liberté parentale.

Le tribunal, après analyse de la jurisprudence émanant de la Cour suprême du Canada, arrive à la conclusion qu'aucun modèle familial n'est ainsi imposé. Au surplus, le droit québécois n'interdit pas la formation de familles pluriparentales, les demandeurs ayant démontré vivre selon ce modèle depuis quelques années.

En ce qui concerne la liberté parentale, l'honorable juge Garin conclut qu'elle n'est pas visée par l'article 7 de la Charte canadienne. En effet, la liberté parentale permet de prendre une décision importante pour un tiers, soit l'enfant. Il n'est alors pas question de protéger un choix personnel fondamental.

Au surplus, même si la liberté parentale était protégée par l'article 7 de la Charte canadienne, celleci n'est pas brimée par la limitation de deux liens de filiation, notamment vu les dispositions de l'article 601 C.c.Q. En effet, en droit québécois, il est possible pour les parents de déléguer leur autorité parentale à un tiers significatif. Il ne peut donc y pas avoir atteinte à la liberté protégée par l'article 7 de la Charte canadienne.

L'article 1 de la Charte québécoise offre une protection semblable à celle de l'article 7 de la Charte canadienne, quoiqu'un peu plus importante. Malgré cela, le tribunal ayant conclu qu'il n'y avait pas atteinte aux droits protégés par la Charte canadienne, il s'en remet aux mêmes motifs pour conclure à l'absence d'attente aux droits protégés par l'article 1 de la Charte québécoise.

2. Le droit à la sauvegarde de la dignité (art. 4 de la Charte québécoise)

Le tribunal conclut que la non-reconnaissance de plus de deux liens de filiation ne porte pas atteinte au droit à la sauvegarde de la dignité, le niveau de gravité requis pour porter atteinte à ce droit n'étant pas suffisamment élevé. En effet, la preuve ayant révélé que les impacts de ne pas pouvoir faire reconnaître un troisième lien de filiation étaient principalement du stress, de l'anxiété, mais à un niveau faible, le niveau de gravité n'est pas suffisant.

3. Le droit à la vie privée (art. 5 de la Charte québécoise)

Les demandeurs plaident que la limite de deux liens de filiation impose un modèle familial biparental, ce qui porterait atteinte au libre choix protégé par le droit à la vie privée. Référant aux motifs énoncés dans son analyse de l'atteinte au droit à la liberté, le tribunal écarte ces arguments, réitérant que les parties ont le droit de vivre selon un modèle pluriparental malgré la limite de deux liens de filiation.

4. Le droit à l'égalité (art. 15(1) de la Charte canadienne)

Aux fins d'analyse de cet argument, le tribunal procède au test en deux étapes afin de vérifier s'il y a atteinte au droit à l'égalité.

a) Première étape : l'existence d'une distinction

Le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne vise l'absence de discrimination en lien avec des avantages ou des obligations prévues par la loi. Le tribunal conclut que la limite de deux liens de filiation fait donc en sorte que certains membres d'une famille pluriparentale – autant les parents que les enfants – sont donc privés d'un avantage prévu par la loi, soit la filiation elle-même. Or, cet avantage est, au contraire, disponible pour tous les membres d'une famille biparentale. Pour ce motif, une différence de traitement existe donc au sens du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne.

Pour constituer une atteinte au droit, cette distinction doit toutefois être fondée sur un motif de discrimination prohibé. Les demandeurs allèguent plusieurs motifs prohibés, à savoir : la déficience physique, l'orientation sexuelle, le mode de conception et le statut familial.

Le tribunal écarte les motifs de déficience physique, d'orientation sexuelle et le mode de conception, ceux-ci n'étant pas soutenus par la preuve présentée lors de l'audition, mais retient le motif de discrimination du statut familial.

Si le statut familial n'est pas un motif prohibé énuméré au paragraphe 15(1) et n'a pas non plus été reconnu comme un motif analogue. Le tribunal conclut cependant que le statut familial, au sens de « l'appartenance à un modèle familial particulier », constitue un motif de discrimination analogue.

L'honorable juge Garin explique que l'appartenance à un modèle familial particulier constitue une caractéristique personnelle immuable et peut donc être considéré comme un motif de discrimination analogue. En effet, du point de vue de l'enfant, sa famille est une caractéristique personnelle immuable, l'enfant n'ayant aucun choix à cet égard. Il en est de même des parents concernés, ils ont choisi de former une famille pluriparentale pour des motifs qui leur sont personnels. La famille pluriparentale doit être considérée comme une caractéristique personnelle et immuable.

Le tribunal s'attarde sur le caractère identitaire de l'appartenance à une famille, laquelle constitue une composante primordiale de l'identité individuelle. Demander à quelqu'un de changer de famille équivaut à lui demander de renier une partie de son identité.

Pour ces motifs, le tribunal arrive à la conclusion que le statut familial au sens de l'appartenance à un modèle familial particulier constitue bel et bien un motif de discrimination analogue qui est prohibé selon le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne. Ce faisant, les demandeurs, y compris les enfants de ceux-ci, subissent par conséquent une différence de traitement fondée sur ce motif.

b) Deuxième étape : la distinction nie un avantage ou impose un fardeau

Le tribunal conclut aisément que l'enfant évoluant au sein d'une famille pluriparentale et qui ne peut ainsi établir un lien de filiation avec chacun de ses parents subit de nombreux désagréments. Tout d'abord, l'enfant peut se voir priver d'avantages économiques par rapport au parent non reconnu, par exemple d'une pension alimentaire ou encore, de son statut de successible dans le cas d'une succession à dévolution légale.

Au niveau du parent non reconnu, l'absence de filiation place le parent dans une situation précaire en cas de séparation et de conflit, pouvant même se voir exclu de la vie de l'enfant, sans compter les problèmes pouvant être liés à l'absence d'autorité parentale, notamment à l'égard de tiers.

L'honorable juge Garin arrive à la conclusion que la limite de deux liens de filiation constitue une différence de traitement discriminatoire et portant atteinte au droit à l'égalité prévu par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne. Toutefois, le motif analogue de discrimination à ceux du paragraphe 15(1) et reconnu par le tribunal, à savoir le statut familial, ne constitue cependant pas un motif prohibé et reconnu par l'article 10 de la Charte québécoise. La limite de deux liens de filiation ne porte donc pas atteinte au droit à l'égalité protégé par la Charte québécoise.

C. La justification selon l'article 1 de la Charte canadienne

Se basant sur l'arrêt de la Cour suprême R. c. Oakes, le tribunal précise le fardeau que le procureur général doit démontrer pour justifier l'atteinte à un droit garanti par la Charte canadienne, à savoir que la mesure découle d'une règle de droit qui :

1. Poursuit un objectif législatif urgent et réel ; et


2. ne porte pas atteinte de façon disproportionnée aux droits garantis par la Charte canadienne. Ce critère de proportionnalité comporte trois éléments :

a. l'existence d'un lien rationnel entre la mesure attentatoire et l'objectif législatif ;

b. la mesure représente une atteinte minimale ; et

c. les avantages de la mesure l'emportent sur ses effets préjudiciables.

 

Le tribunal explique que le critère de proportionnalité n'est, dans les faits, pas satisfait. Si la limite de deux liens de filiation est rationnelle avec un des objectifs, soit la prévisibilité des liens de filiation, cette limite ne représente pas une atteinte minimale au droit à l'égalité.

Procédant à une analyse de la législation canadienne et constatant que quatre provinces – la Colombie-Britannique, l'Ontario, la Saskatchewan et le Yukon – permettent la reconnaissance juridique de plus de deux parents, le tribunal conclut que des moyens existent afin de minimiser l'atteinte au droit à l'égalité. Le tribunal exprime par ailleurs que ces autres législations permettent une stabilité et une prévisibilité de la filiation ; il est donc indéniable que des moyens moins attentatoires peuvent être mis en place.

Dans ces circonstances, le tribunal conclut que l'atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne n'est pas justifiée selon l'article premier.

D. Le redressement

Compte tenu des conclusions de son analyse, le tribunal, aux fins de redressement, déclare que les dispositions que les demandeurs contestent et régissant la filiation seront déclarées inopérantes, mais que cette déclaration est suspendue pendant douze mois. Le tribunal refuse de plus de prononcer des redressements individuels pour les demandeurs, l'établissement de la filiation des enfants concernés devant attendre l'intervention du législateur.

III– LE COMMENTAIRE DES AUTRICES ET LA CONCLUSION

Il va sans dire que le tribunal, dans ce dossier, a procédé à une analyse exhaustive afin de conclure que la limite de deux liens de filiation constitue une atteinte au droit à l'égalité garanti par la Charte canadienne. Si cette conclusion a pu choquer certaines personnes, la pluriparentalité semble aujourd'hui faire partie de la réalité québécoise. Rappelons-nous qu'à une époque pas si lointaine, le mariage entre personnes de même sexe était considéré contraire à la « normalité ».

La possibilité pour un enfant d'avoir légalement plus de deux parents existe déjà ailleurs au Canada, et ce, en fonction de critères bien précis, tout comme ce sera très probablement le cas au Québec. Certains y verront des avantages, d'autres des inconvénients, la seule préoccupation qui devrait cependant être prise en compte devra être celle du meilleur intérêt des enfants ainsi concernés.

 

Notes de bas de page

* Mes Frédérique Fortin et Isabelle Sarrazin sont toutes deux avocates en droit de la famille au sein du cabinet Prévost Fortin D'Aoust Avocats.

[1] EYB 2025-568288 (C.S.) ; déclaration d'appel, C.A. Montréal, 500-09-031526-254, 2 juin 2025.
[2] Par. 73 de la décision.
[3] Par. 78 de la décision.
[4] Par. 123 de la décision.

Date de dépôt : 30 septembre 2025