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Quelle est l’étendue de l’obligation de renseignement qui incombe à la municipalité dans le cadre d’un appel d’offres public ?

Nov. 2023
  • Publications
  • Droit municipal

En 2023, la Cour d’appel du Québec a eu l’occasion de se pencher deux fois plutôt qu’une sur des litiges mettant en jeu l’obligation de renseignement et sa portée dans le cadre d’appel d’offres public. Comme les jugements en découlant mènent à deux conclusions bien différentes, la portée de cette obligation peut mener à diverses questions. Ci-bas, nous proposons des réponses qui prennent en considération les enseignements les plus récents des tribunaux québécois en la matière.

  • Quelle est la source de l’obligation de renseignement et en quoi consiste-t-elle ?

Le cadre juridique applicable à un contrat octroyé par biais d’appel d’offres est particulier lorsque le donneur d’ouvrage est une municipalité. En effet, les deux parties possèdent chacune une expertise distincte, ce qui implique diverses obligations pour chacune d’elle. De façon générale, l’article 1375 du Code civil du Québec stipule que la bonne foi doit gouverner la conduite des parties[1]. L’application du concept de la bonne foi peut sembler plus abstraite lorsqu’on tente de l’appliquer à un corps municipal.

En 1992, la Cour suprême confirmait qu’une des facettes de l’obligation de bonne foi est celle de renseigner son cocontractant quant aux informations qui lui sont déterminantes, pour la conclusion d’un contrat[2]. Cette décision a été interprétée et décortiquée par d’innombrables décisions et textes de doctrine dans les dernières années[3].  Comme nous le verrons plus tard, cette obligation est modulable selon les circonstances, mais elle vise à créer une protection lorsque l'un des futurs contractants occupe une position privilégiée par rapport à l'autre, soit en raison de la connaissance qu'il a de certaines informations, soit en raison de la possibilité d'y avoir accès[4]. Celui-ci doit, pour ne pas tromper la confiance légitime de l'autre, prendre l'initiative de lui divulguer tous les faits qui sont susceptibles d'influencer son consentement de façon importante[5].

  • Quelle est l’étendue de l’obligation de renseignement ?

À l’étape de l’appel d’offres, les parties sont amenées à se communiquer réciproquement des informations nécessaires à la bonne réalisation du contrat envisagé. Par exemple, dans la récente affaire Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc.[6], les tribunaux ont décidé que la Ville n’avait pas fourni l’information adéquate en lien avec le nombre d’heures estimé pour la location du centre de soccer intérieur qui allait être conçu, construit et géré par l’entreprise dans le cadre d’un partenariat public-privé. L’estimation fournie par la Ville n’allait pas se réaliser, et elle le savait.  Ainsi, une municipalité doit s’assurer de prévoir dans ses documents d’appel d’offres des estimations qui reflètent correctement les informations qu’elle détient.

Par contre, la décision de la Cour d’appel dans Sintra inc. c. Ville de Montréal[7] rappelle que l’obligation de renseignement n’est pas sans limites. Dans cette affaire, l’appelante reprochait à la Ville de ne pas l’avoir informée qu’une voie ferrée dont la présence était inconnue au moment de l’appel d’offres devrait être enlevée en cours d’exécution du contrat. Or, même si une municipalité s’adjoint les services d’experts pour monter son appel d’offres, elle n’a pas à accomplir en partie des travaux visés par l’appel d’offres pour découvrir des informations quant à l’état des lieux[8]. D’ailleurs, l’appelante est une compagnie spécialisée qui ne pouvait ignorer le risque qu’il y ait présence de voies ferrées, et l'expertise des parties joue souvent un rôle majeur dans la pondération de l’obligation de renseignement[9].

Une mise en garde s’impose toutefois, puisque lorsque le maître de l’ouvrage est une municipalité et qu’elle bénéficie d’une expertise importante (ou qu’elle est assistée d’experts pour la réalisation des documents d’appel d’offres[10]), les tribunaux reconnaissent que l’entrepreneur peut présumer que les informations données dans l’appel d’offres sont adéquates et suffisantes[11].

Quant aux dommages auxquels peuvent être condamnées les municipalités qui ne respectent pas leur devoir de renseignement, ceux-ci sont généralement reliés aux coûts directs (matériaux, main-d’œuvre), aux coûts indirects de chantier (frais d’administration et de surveillance) et à la perte de profits[12]. La preuve doit être faite que ces indemnités compensent les conséquences directes du manquement à l'obligation de renseignement.

  • Est-ce que le soumissionnaire a une obligation de se renseigner ?

Dans la mesure où le soumissionnaire a la possibilité de connaître l'information ou d'y avoir accès, il doit prendre les mesures raisonnables pour bien connaître les enjeux importants et les faits susceptibles d'influencer sa décision[13]. Bien que l’expertise du soumissionnaire soit un facteur qui sera pris en considération, le peu de temps entre le lancement de l’appel d’offres et la date limite du dépôt de la soumission viendra amoindrir cette obligation[14]. Ainsi, si l’entrepreneur n’a pas rempli de façon adéquate ses obligations de se renseigner, cela pourrait mener à un partage de responsabilité entre elle et la municipalité[15].

Pour conclure, à l’étape de l’appel d’offres, les municipalités doivent être conscientes de l’inégalité situationnelle fréquemment présente entre elles et les soumissionnaires. Donc, il est primordial de favoriser la transparence dans le partage d’informations utiles à la mise en œuvre du contrat envisagé. D’ailleurs, si des éléments des documents d’appels d’offres sont fournis après avoir été obtenus par l’expertise recueillie auprès d’experts-conseils, les tribunaux reconnaissent que les soumissionnaires pourront présumer que les informations données dans l’appel d’offres sont adéquates et suffisantes. Les municipalités ne peuvent généralement pas échapper à leur responsabilité par le biais des clauses d’exonération lorsque ces clauses ont pour effet de dénuder l’obligation de renseignement des municipalités et de faire reposer le poids de l’incertitude sur le soumissionnaire[16].

 

[1] Cette obligation s’applique aux municipalités par le biais de l’article 1376 du Code civil du Québec.

[2] Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 RCS 554, p. 586.

[3] Pour un résumé de cette évolution, nous référons le lecteur aux paragraphes 87 à 90 de la décision de première instance dans Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc., 2021 QCCS 5018.

[4] Jean-Louis BAUDOUIN, Pierre-Gabriel JOBIN et Nathalie VÉZINA, Les obligations, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, n° 304.

[5] Id, n° 303.

[6] Précité, note 3 et confirmé par la Cour d’appel, 2023 QCCA 554.

[7] 2023 QCCA 793.

[8] Id, par. 14.

[9] Paul Pedneault inc. c. Métabetchouan-Lac-à-la-Croix (Municipalité), EYB 2005-94829 (C.Q.), par. 49.

[10] Ed Brunet et Associés c. Municipalité de La Pêche, 2004 CanLII 46988 (C.S.), par. 36.

[11] Régie d'assainissement des eaux du bassin de la Prairie c. Janin Construction (1983) ltée, [1999] R.J.Q. 929, p. 34 (C.A.), et Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc., 2023 QCCA 554, par. 17.

[12] Ed Brunet & Associés inc. c. Municipalité de La Pêche, précité, note 10, par. 42.

[13] Jean-Louis BAUDOUIN et al., précité, note 4, n° 314.

[14] Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc., précité, note 11, par. 16.

[15] Constructions Carbo inc. c. Québec (Transports), 2004 CanLII 44573 (C.S.), par. 73.

[16] Walsh & Brais Inc. c. Montréal (Communauté urbaine), 2001 CanLII 20665 (C.A.), par. 238 et Asphalte Béton Carrières Rive-Nord inc. c. Ville de Pointe-Claire, 2020 QCCS 3503, par. 74.