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Poursuivre des élus municipaux : un pari risqué

Juil. 2022
  • Publications
  • Droit municipal

Le 5 mai dernier, à la suite de la présentation d’une demande en irrecevabilité et en rejet, l’honorable Bernard Jolin a rejeté et déclaré abusive une procédure judiciaire à l’égard de six des sept personnes qui étaient poursuivies pour des faits survenus alors qu’ils étaient des élus municipaux. Il a également condamné les demandeurs à rembourser à la Municipalité les frais d’avocat engagés dans le cadre de cette poursuite[1].

Les demandeurs sont propriétaires d’un terrain qui se trouve sur le territoire de la Municipalité de Wentworth-Nord (ci-après « Municipalité ») sur lequel ils ont érigé un chalet qu’ils louaient à court terme.

Avant la réalisation de ces travaux de construction, le Règlement de zonage no 2017-498 (ci-après « Règlement ») est entré en vigueur. En vertu du Règlement, l’immeuble des demandeurs se trouve dans la zone H-67 dans laquelle l’usage commercial d’hébergement touristique et l’usage complémentaire à l’habitation de location de chalet à court terme ne sont pas autorisés. À cet effet, le Règlement prévoit que l’usage complémentaire à l’habitation de location de chalet à court terme est autorisé uniquement s’il est prévu à la grille des usages et normes, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

La Municipalité a transmis un avis d’infraction aux demandeurs et a demandé que cesse cet usage dérogatoire. Les demandeurs ont répliqué en entreprenant le présent recours. Ils ont notamment demandé à la Cour de déclarer qu’ils peuvent exercer l’usage complémentaire à l’habitation de location de chalet à court terme. Ils ont aussi demandé diverses autres conclusions en lien avec l’exploitation de cet usage, en plus d’exiger que la Municipalité construise un chemin sur un terrain contigu à leur propriété.

Alors que le recours était entamé, les demandeurs ont présenté à la Municipalité une demande de dérogation mineure afin de déroger à l’article 352 du Règlement. Cet article prévoit que les usages commerciaux d’hébergement touristique sont permis sur les terrains adjacents à la route Principale s’ils respectent les conditions suivantes :

  1. La superficie minimale du terrain est de 15 000 mètres carrés;
  2. Tout bâtiment locatif ou tout emplacement en location doit avoir une marge de recul minimale de vingt-cinq (25) mètres avec toute ligne de propriété;
  3. Tout bâtiment locatif ou tout emplacement en location doit être situé a au moins cinquante (50) mètres d’un bâtiment principal résidentiel existant.

L’immeuble des demandeurs respecte l’ensemble des conditions, sauf celle concernant la marge de recul de vingt-cinq (25) mètres.

Le 23 août 2021, le conseil municipal a rejeté cette demande de dérogation mineure et, le 15 septembre 2021, les demandeurs ont modifié leur demande afin d’ajouter, notamment, les sept (7) membres du conseil municipal à titre de codéfendeurs. Ils ont demandé qu’ils soient personnellement condamnés à payer des dommages aux demandeurs.

Ils ont allégué que les membres du conseil avaient agi de mauvaise foi ainsi que de façon déraisonnable et discriminatoire à leur endroit. Ces reproches étaient essentiellement liés à trois manquements, soit l’adoption du Règlement et son application, le refus d’octroyer la dérogation mineure et le refus de construire un chemin sur un terrain qui appartiendrait, selon les demandeurs, à la Municipalité (ce qu’elle conteste).

Six (6) des sept (7) membres du conseil municipal (ci-après « membres du conseil ») ont demandé que soit rejetée et déclarée irrecevable la demande à leur égard puisque celle-ci était mal fondée en droit et abusive.

La Cour donne raison aux arguments des membres du conseil, tant à la lumière des critères de l’irrecevabilité (art. 168, alinéa 2 C.p.c) que de l’abus (art. 51 C.p.c). À cet effet, le juge Jolin écrit que l’élu municipal n’est pas personnellement responsable de ses actes, à moins d’avoir agi frauduleusement ou avec une négligence grossière équivalente à une faute lourde. Aussi, il n’est pas responsable des actes commis par une municipalité à l’extérieur de ses compétences, à moins de démontrer que l’élu municipal a agi de mauvaise foi ou avec une intention de nuire. Ainsi, il doit avoir personnellement commis un geste fautif.

Or, les demandeurs n’ont invoqué aucun fait précis à l’égard des membres du conseil qui aurait pu appuyer la commission d’une faute de leur part. Les allégations étaient vagues et de telles accusations n’étaient pas suffisantes pour donner ouverture aux conclusions exigées par les demandeurs. Les gestes reprochés aux membres du conseil relevaient de décisions du conseil municipal, soit par l’entremise de règlements ou de résolutions. Le Tribunal conclut que le recours des demandeurs à l’égard des membres du conseil municipal était non fondé en droit.

Par ailleurs, le Tribunal a décidé que le recours était abusif à leur endroit. En effet, plusieurs faits portés à la connaissance des demandeurs démontraient l’absence de faute personnellement commise par les membres du conseil.

Par exemple, ils n’ont pas participé à la rédaction de la réglementation qui faisait l’objet d’une contestation et, à l’exception pour un membre du conseil, ils n’étaient même pas des élus municipaux lorsque ce règlement a été adopté. Les demandeurs n’ont jamais communiqué avec les membres du conseil, sauf lors d’une séance publique du conseil municipal. Ils n’ont également pas été en mesure de cerner le rôle de chacun de ces membres du conseil dans ce litige.

Le Tribunal a donc déclaré le recours abusif à l’égard des membres du conseil et a condamné les demandeurs à acquitter la somme de 12 756,49$ à titre de remboursement des honoraires extrajudiciaires qui ont été engagés pour la défense des membres du conseil. Soulignons, d’ailleurs, que cette somme était assumée par la Municipalité, ce qui s’inscrit dans les enseignements récents des tribunaux à l’effet qu’une municipalité a le droit de réclamer des honoraires professionnels, non seulement pour elle, mais aussi pour les membres de son conseil[2].

Bref, les élus municipaux ne doivent pas être poursuivis personnellement, à moins d’être en mesure de prouver des gestes précis commis par ceux-ci démontrant un acte fautif individuel. Ils doivent être protégés de ce type de recours qui peuvent avoir pour effet de les restreindre dans leur rôle d’administrateur et de législateur public.

 

[1] Aurel Nita et al. c. Municipalité de Wentworth-Nord et al., C.S. Terrebonne, no 700-17-017788216, 5 mai 2022, j. Jolin (le délai d’appel n’était pas expiré au moment de rédiger le présent texte).

[2] Voir à cet effet Gargouri c. Saint-Elie de Caxton, 2017 QCCS 1929 et Sommet Prestige Canada inc. c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville, 2019 QCCS 3491.