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Le patrimoine familial et la fiducie : Les limites de la liberté contractuelle des époux

Jan. 2020
  • Publications
  • Droit de la famille, des personnes et succession

Le 12 décembre 2019, la Cour suprême du Canada s'est prononcée pour la première fois sur l'interaction entre les règles régissant l'institution du patrimoine familial et celles régissant l'institution de la fiducie, dans l'arrêt Yared c. Karam, 2019 CSC 62. Les faits de ce dossier sont les suivants.

Le 4 octobre 2011, les parties ont constitué une fiducie familiale dont la convention prévoyait que l'épouse et les enfants en étaient les bénéficiaires. Le 18 juin 2012, la fiducie a acquis une résidence dans laquelle la famille s'est installée. La fiducie était entièrement contrôlée par M. Karam vu les pouvoirs qui lui étaient conférés dans l'acte de fiducie. Le 2 juillet 2014, l'épouse a introduit des procédures en divorce. Elle est cependant décédée le 6 avril 2015 avant qu'un jugement de divorce n'ait été rendu. Les liquidateurs de la succession de l'épouse ont ensuite entrepris une demande visant à faire déclarer que la valeur de la résidence devait être prise en compte dans le règlement du patrimoine familial et, par ricochet, dans la succession de la défunte.

La décision de la Cour d'appel indique qu'il faut respecter la liberté contractuelle des époux de placer leurs biens dans une fiducie qui est un patrimoine d'affectation distinct, en l'absence d'une intention de vouloir écarter les règles du patrimoine familial. Selon la Cour d'appel, ni la valeur marchande de la résidence ni la valeur des droits qui en conférait l'usage ne devaient être incluses dans le calcul du patrimoine familial (Karam c. Succession de Yared, 2018 QCCA 320).

Dans une décision partagée, la Cour suprême a donc rappelé le caractère d'ordre public des règles du patrimoine familial et les principes généraux suivants :

Les époux sont libres d'acquérir ou de disposer de leurs biens composant le patrimoine familial. Ils peuvent également choisir de ne pas jamais en devenir propriétaires.

Cela dit, les époux ne peuvent se soustraire aux règles du patrimoine familial par contrat.

Lorsqu'il est déterminé qu'un époux exerce un contrôle sur un bien du patrimoine familial, sans en être néanmoins le propriétaire en titre, les droits qui en confèrent l'usage peuvent être considérés dans la valeur à partager entre les époux.

Les droits qui confèrent l'usage ne se limitent pas aux démembrements du droit de propriété. Les biens acquis par l'intermédiaire d'une fiducie ou qui y sont transférés subséquemment peuvent donc être inclus dans le patrimoine familial.

Le fait qu'une fiducie a été constituée à des fins légitimes, en l'absence de fraude ou de mauvaise foi, ne permet pas en soi d'écarter les règles impératives du patrimoine familial. L'intention, le comportement ou la bonne foi des époux n'empêchent pas l'inclusion d'un bien dans le partage du patrimoine familial.

En appliquant les principes mentionnés précédemment au cas à l'étude, la Cour suprême a, dans un premier temps, conclu que la valeur des droits qui conférait aux époux l'usage de la résidence familiale, détenue par une fiducie, devait être incluse dans le patrimoine familial. La Cour suprême a décidé, dans un deuxième temps, d'inclure la valeur de la résidence familiale dans le calcul du patrimoine familial, et ce, bien que la preuve présentée ne permette pas de retenir, au moment de la création de la fiducie, un objectif ou une manoeuvre d'évitement des dispositions législatives relatives au patrimoine familial.

Cet arrêt est lourd de conséquences pour les couples mariés au Québec, considérant que la résidence familiale constitue bien souvent l'actif principal à partager entre les époux lors d'une séparation. À la lumière de cette décision de la plus haute instance du pays, nous pouvons penser que les tribunaux adopteront vraisemblablement une approche fondée sur l'évaluation du contrôle effectif de la fiducie par l'un ou l'autre des époux en vue de déterminer les obligations respectives de ceux-ci lors d'une rupture.

Nous vous invitons à consulter notre équipe de litige spécialisée en droit de la famille, des successions et des fiducies pour obtenir de plus amples renseignements relativement à ce qui précède, que ce soit à l'occasion d'une planification successorale ou de société, ou en raison d'une séparation.