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LA PERTE DE L’OUVRAGE PAR LA FAUTE DES PROFESSIONNELS

Mar. 2021
  • Publications
  • Droit de la construction

Le 29 août dernier, la Cour d'appel, dans l'affaire Ville de Lorraine c. Axa Assurances, a rendu une décision favorable aux municipalités et aux autres donneurs d'ouvrage. Dans son jugement, elle confirme que le donneur d'ouvrage qui mandate des professionnels pour étudier la portabilité des sols n'est pas tenu de verser des sommes supplémentaires importantes dans le but de réhabiliter les sols suite à leur écroulement et, ainsi, permettre la poursuite du projet de construction.

 

Le contexte factuel

En 2007, la Ville de Lorraine (la "Ville") mandate Dessau inc. (" Dessau") pour réaliser, notamment, des études géotechniques en vue de la construction d'un talus antibruit le long de l'autoroute 640. Il est entendu que les coûts de construction seront partagés avec le ministère des Transports du Québec (le "MTQ").

Suite à une première analyse des sols, Dessau conclut qu'il serait préférable de les excaver et de les remblayer par des matériaux ayant une capacité portante supérieure. Or, une telle méthode rendrait le projet plus coûteux.

Insatisfait, le MTQ propose qu'un de ses employés effectue une nouvelle étude pour vérifier la possibilité de construire le talus antibruit sans avoir recours à des travaux d'excavation. Après avoir reçu de nouvelles données de Dessau, l'employé du MTQ conclut qu'une méthode alternative serait envisageable, mais prolongerait toutefois la durée du projet de deux années.

Lors d'une rencontre subséquente entre les parties, Dessau confirme avoir envisagé la méthode proposée par le MTQ, mais l'avait écartée en raison du délai supplémentaire qu'elle occasionnait. Néanmoins, Dessau n'y formule aucune objection et confirme que cette méthode est viable. La Ville décide donc d'aller de l'avant.

Le contrat de construction est octroyé à Asphalte Desjardins inc. ("Desjardins") qui débute ses travaux en juin 2008. Or, près d'un an suivant le début des travaux, une partie du talus antibruit s'effondre. La Ville suspend les travaux et, dans les faits, ils ne seront jamais repris.

Entretemps, la Ville retient la somme de 383 248 $ de Desjardins, estimant que cette dernière est en partie responsable de l'effondrement. D'abord poursuivie par Desjardins pour le paiement de ce solde contractuel, la Ville appelle en garantie Dessau et lui réclame l'entièreté des coûts de construction, y compris les coûts de conception.

 

La décision de la Cour d'appel

En appel, il n'est pas remis en cause que l'effondrement est causé par la capacité portante insuffisante du sol sur lequel le talus devait être érigé.

Se prononçant d'abord sur la responsabilité de Desjardins, la Cour d'appel conclut que l'entrepreneur ne peut être tenu responsable de la perte de l'ouvrage qui survient en raison d'une capacité portante insuffisante du sol, et ce, alors qu'il n'avait aucune obligation de vérifier cette capacité. En effet, selon la Cour d'appel, le sol est un bien "fourni par le client" et, en vertu du Code civil du Québec, il fallait donc une faute ou un manquement quelconque de Desjardins pour retenir sa responsabilité pour la perte de l'ouvrage avant sa délivrance. Or, tel n'est pas le cas. Ainsi, la Cour fait droit à la réclamation de Desjardins pour le solde contractuel.

En ce qui concerne la responsabilité de Dessau, cette dernière ne conteste pas qu'elle a contrevenu à ses obligations contractuelles et que sa faute a causé l'effondrement du talus. Néanmoins, quant à la détermination du quantum, Dessau prétend que la Ville avait une obligation de minimiser ses dommages et se devait d'investir des sommes supplémentaires pour entreprendre des travaux de réhabilitation du sol et, ainsi, permettre à Desjardins de terminer le projet. En refusant de le faire, la Ville aggrave ses dommages. En substance, c'est le raisonnement qui fut retenu en Cour supérieure.

Or, la majorité de la Cour d'appel n'est pas de cet avis. À vrai dire, elle conclut plutôt qu'un donneur d'ouvrage qui prend toutes les précautions nécessaires dans le but de s'assurer de la faisabilité de son projet d'un point de vue technique, en mandatant des professionnels à cette fin, n'a pas à supporter les conséquences financières qui découlent de l'erreur commise par ces mêmes professionnels. Elle pouvait donc, à juste titre, abandonner le projet plutôt que d'engager des coûts excessifs de réhabilitation.

En d'autres mots, l'obligation de la Ville de minimiser ses dommages ne doit pas être interprétée de manière à lui imposer les conséquences de la faute commise par ses professionnels. Comme le souligne la Cour, prétendre l'opposé serait contraire aux principes de responsabilité civile et au droit à la réparation qui en découle.

 

Le paragraphe suivant du jugement de la Cour d'appel est digne de mention :

"[102] J'estime au contraire que celle [la Ville] qui prend soin de faire vérifier la capacité portante des sols avant d'entreprendre la construction d'un ouvrage doit pouvoir se fier à l'opinion émise par le professionnel et ne peut être forcée de supporter des coûts additionnels importants et imprévus s'il s'avère, une fois la construction entreprise, que celui-ci s'est trompé. Elle doit demeurer libre de ne pas compléter les travaux s'il appert qu'ils ne peuvent être réalisés au coût prévu, vu l'erreur commise par le professionnel, du moins dans les cas où les coûts requis pour procéder aux correctifs préalablement nécessaires à la poursuite des travaux sont eux-mêmes considérables par rapport aux coûts initialement prévus de l'ouvrage. [...]"

Certes, bien que ce ne soit qu'une partie du talus qui se soit effondrée, il demeure que l'entièreté du talus ne remplit pas sa fonction première : bloquer le bruit. Ce faisant, la Cour d'appel conclut que la Ville doit être indemnisée pour tous les coûts engagés pour un talus qui ne remplit pas sa fonction, y compris le solde contractuel qu'elle est appelée à verser à Desjardins. Elle infirme donc, à cet égard, la décision de la Cour supérieure.

 

Commentaires

Cette décision est, bien entendu, favorable aux donneurs d'ouvrage, notamment les municipalités, lorsqu'un projet de construction avorte en raison des erreurs commises par les professionnels dans les études préalables ou dans la conception du projet. En revanche, les municipalités devront être prudentes avant d'imputer une responsabilité à l'entrepreneur général qui n'a aucune obligation de vérifier les conditions de sols.

Quoi qu'il en soit, sachant que certains projets municipaux sont financés par un règlement d'emprunt, comme ce fut le cas en l'espèce, les municipalités seront sans doute rassurées de ne pas être tenues de verser des sommes supplémentaires pour réparer les erreurs commises dans la conception ou dans l'étude de faisabilité d'un projet sans être taxées d'avoir alourdi leurs dommages.

Il est à noter qu'en date du présent article, une requête pour autorisation de pourvoi a été déposée à la Cour suprême du Canada par KPMG sous le numéro de dossier 39411.