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- Litige commercial et modes privés de règlement
Le 16 juillet 2020, la Cour supérieure du Québec rend la décision Hengyun International Investment Commerce Inc. c. 9368-7614 Québec inc. Elle y reconnaît que l'impossibilité du locateur de procurer la jouissance paisible des lieux loués au locataire en raison de la pandémie de COVID-19 donne droit à une réduction des loyers. La Cour mentionne également, dans un obiter de note de bas de page, que les décrets gouvernementaux pourraient être considérés comme des troubles de droit au sens de l'article 1858 C.c.Q., et ce, bien que l'argument ne soit pas soulevé devant elle.
Rappelons les faits. Le locataire loue le deuxième étage d'un immeuble et son bail prévoit que le seul usage permis des lieux est l'exploitation du centre de conditionnement physique s'y retrouvant. La Cour reconnaît l'impossibilité du locateur de permettre une telle exploitation en raison de la fermeture complète du centre pendant la pandémie. Elle assimile la situation à de la force majeure, mais conclut que l'obligation de paiement des loyers doit être réduite dans la mesure de l'inexécution du locateur en vertu de l'article 1694 C.c.Q. Par ailleurs, la clause de «?retard inévitable?» du bail ne permet pas d'exonérer le locateur puisqu'elle ne vise que les situations où l'exécution des obligations est retardée et non celles où l'exécution est rendue impossible. À tout évènement, la Cour conclut que l'obligation de fournir la jouissance paisible des lieux ne peut être entièrement écartée par les termes du bail. Le jugement est porté en appel, mais les parties règlent finalement hors cour. Le plus haut tribunal de la province ne peut donc pas se prononcer sur le bien-fondé de la décision.
Le 9 mai 2022, la Cour supérieure rend une autre décision sur la question des obligations du locateur pendant la pandémie, cette fois dans l'affaire Lechter (Montreal Professional Building) c. Keurig Canada inc. Suivant une analyse approfondie, la Cour ferme la porte laissée entrouverte par l'obiter dans Hengyun en concluant que les décrets gouvernementaux ne constituent pas des troubles de droit. De plus, la Cour conclut que le locateur n'a pas d'obligation implicite d'assurer l'achalandage des lieux loués.
Dans Lechter, le locataire exploite un café Van Houtte au centre-ville de Montréal pendant les périodes de fermeture des commerces découlant des décrets gouvernementaux. Le café entre toutefois dans la liste des commerces essentiels et peut donc poursuivre ses activités. Bien qu'il lui est impossible d'accueillir des clients à table dans ses locaux, le locataire peut accueillir des clients dans son établissement et vendre ses produits pour emporter ou encore les livrer à domicile. Fait intéressant, la question de l'atteinte à l'obligation de fournir la jouissance des lieux est uniquement abordée sous l'angle d'une obligation implicite au bail d'assurer un achalandage des lieux, obligation que la Cour n'a pas reconnue. La deuxième question qui se pose est donc de déterminer si les décrets gouvernementaux constituent des troubles de droit au sens de 1858 C.c.Q. À ce chapitre, la Cour distingue les décrets gouvernementaux, qui visent les activités de la population en général, des règlements de zonage ou autres normes du droit public qui sont de même nature, qui visent a priori le bien loué et causent un obstacle à son usage projeté. Elle affirme que seule la deuxième catégorie peut être constitutive de troubles de droit et donc que le locateur n'a pas manqué à son obligation de garantie contre ces derniers en raison des décrets. À la lumière de ces conclusions, il était donc possible de se questionner à savoir si la décision dans Lechter avait ou non pour effet de tempérer, et même d'affaiblir, le raisonnement proposé par la décision Hengyun.
Le 1er février 2023, la Cour du Québec rend une décision dans l'affaire Immeubles Redbourne Southshore inc. c. Soutex inc. qui redonne du muscle au raisonnement découlant de la décision Hengyun.
Dans cette affaire, le locataire loue des espaces de bureaux dont l'usage est entièrement suspendu puis restreint en raison des décrets gouvernementaux. La Cour réitère d'abord l'idée que l'obligation de fournir la jouissance paisible des lieux ne peut être entièrement écartée par les termes du bail. Bien que la Cour ne traite pas de la décision Lechter explicitement, elle distingue la situation devant elle, similaire au contexte factuel de la décision Hengyun (services non essentiels), de celle affectant les services autorisés pendant les périodes de fermetures complètes (services essentiels) (rappelons que dans Lechter par exemple, la clientèle du café a toujours eu accès à l'établissement même pendant la période de fermeture des commerces). S'appuyant sur Hengyun, la Cour reconnaît que le fait pour un bailleur d'assurer à son locataire l'accès aux lieux loués, alors que la situation ne permet pas d'en faire l'usage prévu au bail, n'entraîne pas en soi l'accomplissement de son obligation de procurer la jouissance paisible des lieux. Elle confirme donc la réduction complète des loyers pour les périodes de suspension complète des activités du locataire, mais aussi une diminution partielle des loyers pour les périodes d'usage restreint des lieux loués.
La décision Immeubles Redbourne renforce la position des locataires impliqués dans des litiges similaires et dont la défense s'appuie principalement sur la décision Hengyun. Les décisions Hengyun et Immeubles Redbourne reflètent en effet l'état actuel du droit selon lequel les locataires qui opéraient des commerces aux services non essentiels et dont les activités ont été fortement limitées, voire interdites, par les décrets gouvernementaux pendant la pandémie peuvent exiger l'exonération complète du paiement des loyers (pour la période de fermeture complète des commerces) et la réduction partielle du paiement des loyers (pendant la période d'usage avec restrictions). Il importe toutefois de garder à l'esprit une nuance fondamentale, à savoir que ces deux décisions concernent uniquement des entreprises offrant des services non essentiels.
En conclusion
Il sera intéressant de voir si le locateur portera en appel la décision Immeuble Redbourne. Dans l'intervalle, Hengyun, Lechter et Immeubles Redbourne mettent en relief l'importance de bien négocier les clauses du bail traitant de l'attribution des responsabilités en cas de force majeure au regard du principe d'ordre public selon lequel l'obligation de fournir la jouissance paisible des lieux ne peut être écartée complètement.
Finalement, sur la question à savoir si les décrets gouvernementaux constituent un trouble de droit, la décision Lechter nous semble indument limitative. Elle fait fi du caractère souvent indissociable entre l'activité et son lieu d'exercice, soit l'immeuble, lequel était manifestement affecté par les décrets gouvernementaux. En effet, une activité pouvait parfois être autorisée, mais son exercice dans un lieu précis interdit. C'était notamment le cas de l'entraînement physique (interdit dans les gymnases et les centres de conditionnement physique, mais autorisé en plein air sous réserve du respect de mesures de distanciation sociale). Pour un centre de conditionnement physique à l'intérieur d'un centre d'achat dont l'accès pour la clientèle a été entièrement prohibé ou sévèrement restreint pendant la pandémie par exemple, faire la distinction proposée par la Cour supérieure dans Lechter et dire que les décrets ne visaient pas l'immeuble loué et n'affectaient pas l'usage projeté de l'immeuble est difficile.
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